Toute atteinte
du secteur incisif supérieur doit nous
faire penser au syndrome du biberon. Ce tableau
clinique, connu des odontologistes, est le reflet
d'une alimentation au biberon prolongée,
de jour comme de nuit, provoquant des polycaries
au sein de la cavité buccale du jeune
enfant.
S'endormir avec le biberon
en bouche est une habitude néfaste,
dont l'enfant aura beaucoup de mal à s'affranchir.
Les conséquences de cette
habitude sont mauvaises, tant sur le plan général,
psychologique, que sur le plan dentaire et maxillo-facial.
Les techniques actuelles de soins permettent
aux odontologistes d'y faire face.
MECANISME D'ACTION DE LA
CARIE
Il est communément admis
aujourd'hui que la carie dentaire est une maladie
infectieuse et transmissible. Elle résulte
de l'interaction de différents facteurs,
dont les rôles vont être analysés
ci-dessous. C'est la combinaison de l'ensemble
de ces facteurs qui génère la lésion
carieuse.
Dans le cadre des caries dues
au biberon, le terrain d'action des bactéries
est la cavité buccale du jeune enfant.
- De six à trente mois,
phase d'établissement de la denture temporaire
stricte (totalité des dents temporaires
: 20 dents), la cavité buccale est en
complet remaniement. L'émail des dents
temporaires est histologiquement moins épais
et beaucoup plus fragile que celui des dents
permanentes. En outre, son immaturité dans
la période post-éruptive accroît
sa cario-susceptibilité; très poreux,
la déminéralisation due aux attaques
acides est beaucoup plus facile.
- De trente mois à six
ans, les porosités diminuent grâce
à une reminéralisation de surface
(entretenue notamment par la salive), mais la
fragilité de constitution demeure : - émail
d'épaisseur réduite, - anomalies
de structure d'émail fréquentes
en denture temporaire, - anatomie particulière
des dents temporaires (très fort bombé
des molaires favorisant la rétention de
plaque au collet), - surfaces dentaires réduites
par rapport aux dents permanentes et rapidement
détruites en cas de lésions carieuses.
L'enfant naît avec une
cavité buccale stérile, qui va être
contaminée lors de l'accouchement par
la flore vaginale maternelle. Puis, avec l'alimentation,
les différents ustensiles portés
en bouche, une première flore s'installe,
en l'absence de tout organe dentaire. Cette flore
s'élabore et va se transformer progressivement
à l'apparition des premières dents,
par la création de nouvelles niches écologiques
(le sillon gingivo-dentaire et les surfaces dentaires
dures). C'est à cette période que
les streptocoques Mutans vont s'installer, puis
proliférer, conjointement à l'augmentation
des surfaces dentaires. Or leur rôle étiologique
est avéré dans la carie par leur
capacité à métaboliser les
glucides fermentescibles
Ainsi, les bactéries
présentes dans la cavité buccale
du jeune enfant sont analogues à celles
d'un adulte et vont engendrer de la même
manière des lésions carieuses.
Malgré la production
d'acides libérés lors du métabolisme
des sucres, I'éco-système buccal
dispose d'un moyen de défense très
efficace contre la carie : la salive. Grâce
à son pouvoir tampon, le flux salivaire
est capable de compenser l'acidité générée
par l'acide lactique à l'interface plaque-émail.
CAS PARTICULIER : DORMIR
AVEC LE BIBERON
Dans le cas des petits patients
s'endormant avec leur biberon en bouche, il est
aisé de comprendre que la situation ainsi
créée rassemble l'ensemble des éléments
générant les caries :
- le biberon contient souvent
des hydrates de carbone fermentescibles (lait,
lait sucré, coca, eau sucre, jus de fruits,
sirop. . . ) dont le métabolisme par le
S. Mutans libère des taux élevés
d'acide lactique,
- les enfants s'endormant avec
le biberon en bouche, la diffusion des liquides
va être lente mais continue, pendant plusieurs
heures. L'acidité buccale ne sera absolument
pas compense par le tampon salivaire incapable
d'endiguer ce flux permanent,
- I'acidité buccale continue
va conduire à l'élimination de
certaines bactéries, favorisant au contraire
la croissance des bactéries aciduriques
type S. Mutans ou lactobacilles, ce qui entérine
le phénomène carieux,
- toutes les sécrétions
nocturnes sont diminuées pendant le sommeil.
Les flux salivaires sont donc amoindris et beaucoup
moins efficaces contre l'attaque acide.
En résumé, la
prise de boissons sucrées au biberon pendant
la nuit réunit tous les facteurs étiologiques
de la carie et favorise l'apparition des lésions
carieuses par une fréquence d'absorption
très élevée, quasi permanente.
INCIDENCES CLINIQUES
L'incidence clinique de ces
lésions est considérable. Elles
ont été
observées très précocement
dans la littérature et, dès 1930,
Beltrami parlait des "dents noires de tout-petits".
Plus récemment, en 1962, Fass était
le premier à décrire ces caries
et à en spécifier la localisation,
bien connue aujourd'hui; elles concernent :
- toutes les dents temporaires
antérieures maxillaires,
- les premières molaires temporaires maxillaires
et mandibulaires,
- les canines temporaires mandibulaires.
Les incisives mandibulaires
temporaires sont presque toujours exemptes de
caries, cela grâce à une position
avancée de la langue lors du mouvement
de succion, celle-ci vient au contact des lèvres
en protégeant le rempart incisif dans
le même temps. Les boissons se répandent
alors sur toutes les dents, exceptées
les incisives mandibulaires.
Ces caries sont localisées
préférentiellement au tiers cervical
des dents antérieures, engendrant un affaiblissement
de cette zone. On parle de caries "rampantes
"matérialisant exactement la lente
coulée de liquide sur les surfaces dentaires,
glissant sur les dents antérieures, stagnant
au creux des molaires.
On observe des lésions
en nappe, brunes, orangées dans les cas
de caries très évolutives. Dans
les cas de lésions à évolution
plus lente, les colorations vont du brun foncé
au noir (fg. 3).
Lorsque les enfants s'endorment
avec un biberon en bouche (eau sucrée,
boissons sucrées), ils rassemblent, au
sein de leur cavité buccale, tous les éléments
initiateurs de la lésion carieuse. De
plus, cette pratique est généralement
due à leur difficulté de s'endormir
: elle va donc être renouvelée,
soir après soir, pendant des mois, voire
des années.
Les délabrements coronaires
peuvent entraîner la perte totale de la
couronne par fracture, laissant simplement émerger
un moignon radiculaire. Les atteintes pulpaires
sont variables, mais fréquentes, plus
ou moins douloureuses. Les lésions carieuses
au niveau des molaires reprennent les mêmes
colorations.
L'âge d'apparition de
ces lésions est variable. Il dépend
bien évidemment de la cariogénicité
des boissons, de leur fréquence d'ingestion,
et des caractéristiques personnelles de
l'enfant (flore buccale, flux et tampon salivaires,
hygiène buccale, etc..). Les études
portent en général sur les enfants
âgés de 1 an à 5 ans environ,
ce qui traduit la variabilité d'apparition
des lésions. IL est toutefois important
de noter leur précocité potentielle
et leur rapidité d'installation afin de
comprendre la nécessité de visites
préventives dès le plus jeune âge
(1 an). D'un point de vue général,
les enfants présentant des caries du biberon
ont tous une croissance altérée,
ce qui conduit à un retard staturo-pondéral
évident dû essentiellement à
leur difficulté de s'alimenter.
Associée aux caries,
la prise de boissons au biberon durant le sommeil
induit des déformations posturales et
des habitudes néfastes conséquentes.
Elles sont essentiellement dues à la présence
prolongée de la tétine en bouche
et aux mouvements de succion associés.
En effet, l'interposition de la tétine
va induire à terme une déformation
des procès alvéolaires entraînant
une béance antérieure, c'est-à-dire
un espace libre antérieur entre incisives
maxillaires et mandibulaires alors que les dents
postérieures sont en occlusion. Cette
situation est entretenue par une posture de la
langue au repos, basse, qui s'interpose entre
les arcades dentaires et induit à terme
une promandibulie fonctionnelle, c'est-à-dire
une croissance du massif facial vers le bas.
PSYCHOLOGIQUE
IL était intéressant
de comprendre le profil psychologique de ces
enfants, d'observer leur contexte socio-économique,
culturel, la nature de leur relation parentale.
De nombreuses études récentes ont
été menées dans ce sens
aux Etats-Unis et en Finlande, mais il est difficile
de systématiser.
Néanmoins, il est entendu
que ces enfants ont généralement
un caractère fort, sont agités,
tatillons, et quelque peu maniaques. Ils présentent
fréquemment des troubles importants d'endormissement,
des coliques, des manifestations allergiques
et des troubles du comportement. Le contexte
socio-économique n'a pas d'incidence.
Associés aux lésions
carieuses, on constate également des retards
de croissance et des habitudes posturales déformantes
de la mandibule.
L'initialisation du biberon
au coucher est souvent due aux pleurs de l'enfant
à cet instant : les parents donnent le
biberon au lit afin de le calmer et il s'endort
rapidement. Très vite, l'enfant réalise
que ses pleurs seront calmés par le biberon
et intogre l'idée qu'il ne pourra s'endormir
sans le biberon. S'il se réveille au cours
de la nuit, il le réclamera pour se rendormir
parce qu'il aura besoin de réunir les
conditions précédentes de son endormissement.
Ce cercle vicieux est également
entretenu par la culpabilité des parents
qui n'ont pas su apaiser leur enfant au moment
du coucher, ou qui n'ont pas pu être présents
à ce moment-là.
Il est intéressant de
noter que ces études montrent toute l'importance
de la relation parents-enfant dans la genèse
des caries du biberon, indépendamment
des caractéristiques comportementales
pures de l'enfant, ou de ses paramètres
carieux. Les parents sont à l'origine
de la prise du biberon, dans le but évident
de compenser
"quelque chose" qu'ils n'ont pas su
donner, et le sevrage n'en est que plus difficile,
car cela revient à retirer ce que l'on
a donné.
TRAITEMENTS ET PREVENTION
Dans le cadre de pathologies
carieuses installées, I'enfant pourra être
pris en charge sur le plan bucco-dentaire par
un pédodontiste. L'ampleur des délabrements
nécessite en général plusieurs
séances de soins, réalisés
sous anesthésie locale, requérant
une grande coopération de la part de l'enfant
(s'il est en âge de l'accepter) et surtout
des parents. Le sevrage doit être envisagé
dès la première séance.
La première consultation permet d'expliquer
le déroulement des soins après
avoir réalisé un bilan clinique
et radiologique. Elle sert également à établir
un planning rigoureux de manière à
ne pas démotiver le tandem parents-enfant
par de trop nombreuses séances.
Les données actuelles
de la science permettent aujourd'hui de soigner
les dents temporaires avec différents
matériaux (esthétiques ou non),
de reconstituer les dents avec des couronnes
préformées en métal ou en
résine, et surtout d'élaborer des
prothèses dentaires de remplacement en
cas d'extractions, afin de redonner par le biais
d'un sourire une phonation et une mastication
convenables. La mise en place d'un dispositif
préventif concernant les dents permanentes à venir
pourra être envisagée avec les parents
ultérieurement si leur motivation est
suffisante.
L'action la plus évidente
du pédiatre, associée à celle
du pédodontiste (ou du chirurgien-dentiste
traitant), sera préventive.
Le pédiatre devra être
en mesure de prescrire des fluorures de la naissance
à 6 ans au moins, et d'orienter les patients
à risque vers une consultation dentaire
précoce. Il est essentiel de pouvoir conseiller
les parents sur le plan alimentaire, et de leur
faire connaître les risques inhérents
aux boissons sucrées prises au biberon
(y compris le lait). Si l'enfant s'alimente au
biberon jusqu'à un âge avancé,
et surtout s'il s'endort avec, il faut avertir
les parents des troubles de croissance maxillo-faciaux
éventuels.
Le pédiatre pourra également
recommander un brossage régulier des dents
dès leur apparition en bouche, à
l'aide d'une compresse, d'un coton-tige ou d'une
brosse à dents premier âge.
CONCLUSION
Le pédiatre et l'odontologiste
ont un rôle de prévention majeur.
Ils sont les interlocuteurs privilégiés
de la famille dès le plus jeune âge
de l'enfant.
Par des visites régulières,
ils peuvent suivre le développement de
l'enfant et conseiller efficacement les parents,
à la fois dans un domaine nutritionnel
et psychologique.
Prévenir l'angoisse de
l'enfant, manifestée entre autres par
les troubles de l'endormissement, c'est agir
pour favoriser un développement harmonieux à
tous les niveaux.
L'apparition de caries délabrantes
dès le plus jeune âge ne permet
pas
à l'enfant de s'épanouir, car ces
lésions brunes signent extérieurement
sa différence et peuvent accroître
ses angoisses d'insertion.
Sevrer l'enfant est un acte
tout aussi important que de lui accorder sa liberté,
sa liberté de grandir. Il est donc essentiel
de conseiller efficacement les parents à
ce sujet, afin de supprimer le ou les facteurs
responsables des lésions carieuses.
Conjointement, inciter à
consulter un odontologiste précocement
pour un suivi régulier, c'est apprendre
à l'enfant à connaître le
cabinet dentaire, sans appréhension, sans
angoisse : c'est gérer l'avenir. |